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Frontières : l’inventaire du monde, par Alain Houlou


Résumé. Il faut rendre les frontières intelligentes et revenir aux origines de l’humanité où les frontières ne séparaient pas mais réunissaient et étaient propices à des échanges pacifiques et non à des échanges de tirs. Mais cela n’est possible qu’à la condition que chaque nation puisse, même au sein d’ensembles plus vastes, conserver son identité culturelle, historique, linguistique et religieuses, même si l’on entend par là une diversité de langues et de religions, mais cohabitant au sein d’un creuset identitaire. Tandis que le monde occidental s’enquiert dans les salutations de la santé de l’autre, le monde oriental, sémitique et africain souhaite d’abord la paix à la personne qu’il rencontre.

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Auteur. Alain HOULOU est délégué général du Club « Vers la République des Territoires ». Ancien élève de l’École normale de Paris (rue d’Ulm), agrégé de lettres classiques, docteur d’État en droit, ethnopsychiatre, universitaire, membre de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles consacrés au droit, à la psychologie et à l’antiquité gréco-romaine, notamment Aristote et Saint-Augustin. Alain HOULOU a reçu la médaille Senghor de la Francophonie.

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Texte. En 2007, Michel FOUCHER, auteur de L’invention des frontières en 1986, intitulait son nouvel ouvrage : L’obsession des frontières. De fait, ce début de XXIe siècle connaît une soudaine montée des murs et une interrogation croissante sur les frontières héritées des différents découpages coloniaux du XIXe siècle (cela vaut pour l’Afrique et l’Amérique latine, avec la question des frontières et du territoire de l’Équateur) et des séquelles frontalières (terres dites irrédentes) non réglées issues des conflits militaires du XXe siècle, avec en dernier lieu l’ex-Yougoslavie.

L’exemple le plus frappant est la ville natale de Kant, Königsberg, ville où Fichte a, en 1807, prononcé ses premiers discours qui mèneront à la création de l’Allemagne 64 ans plus tard, et qui aujourd’hui se trouve, sous le nom de Kaliningrad, en Russie. C’est pour nombre d’Allemands une hérésie depuis la réunification. De fait, les relations internationales sont polluées en permanence par les questions de frontière, d’érections de murs, de déplacements de populations, sans compter la poudrière que constituent les peuples sans état ni frontières : les Arméniens jusqu’à une époque récente (cf. attentat d’Orly en 1983) et que dire aujourd’hui des Kurdes éclatés en trois états qui leur donnent la chasse ou encore les Tamouls à Sri Lanka ? Sans même parler du douloureux dossier palestinien, quelques semaines après la disparition de Stéphane Hessel…

Pour ce qui est de l’Europe, les questions de frontières touchent même la France (territoires de la Vésubie réclamés par l’Italie) mais ont surtout leur actualité à travers des partitions déjà réalisées soit dans la violence (ex-Yougoslavie) soit pacifiquement (en Tchécoslovaquie) ou qui menacent la stabilité de grands États comme l’Italie avec la ligue Lombarde. L’Union européenne est sans doute la réponse, à travers des États fédéraux, qui permettrait d’éviter tant des partitions violentes qu’une exacerbation des problèmes régionalistes basques et corses par exemple. Mais une réelle fédération d’États européens – les États-Unis d’Europe pour faire bref - ne fait pas l’unanimité des peuples et nations qui composent l’Europe communautaire.

I. Aux origines des frontières

1. La notion animale de territoire

L’homme agit en animal qui borne son territoire (de la propriété privée au territoire du village ou de la polis) dans une relation spatiale à son environnement et la géographie (géo-graphie = description de la terre) à laquelle à travers les générations successives, qui se transmettent la terre et le territoire, il donne une dimension temporelle qui, depuis Hérodote, s’appelle l’Histoire. Pour reprendre les propos d’Alain Jean, vétérinaire, lors de la réunion publique organisée à Lorient le 3 décembre 2011 par l’association Vers la République des Territoires (1), chaque animal a besoin d’un espace géographique pour satisfaire ses besoins primaires vitaux : manger, boire, s’abriter, se reposer, se reproduire…

Cet espace où il va vivre, on l’appelle précisément le domaine vital. Mais l’espace est une denrée rare et un animal est toujours confronté à la présence de ses congénères. Présence qu’il recherche pour sa vie sociale et pour se rapprocher de partenaires. Ou présence qu’il repousse lorsqu’il s’agit de concurrents qui veulent lui disputer ses ressources. Occuper un espace, c’est donc toujours naviguer entre ces deux pulsions antagonistes. C’est pour mieux les réguler que s’est imposée la nécessité de délimiter un territoire à l’intérieur du domaine vital. Chez les animaux, le territoire, c’est donc cette portion du domaine vital qu’ils vont chercher à défendre et sur laquelle un individu ou un groupe aura à la fois la volonté et la capacité d’assurer une certaine exclusivité, le reste du domaine vital étant l’espace partagé. Mais laisser une marque sur un lieu ne signifie pas que l’animal le considère comme son territoire exclusif. C’est juste informer d’une présence. D’ailleurs, chez les mammifères, tant qu’il ne s’agit pas de reproduction, la notion de territoire marqué et défendu est très largement absente. En fait ce serait une erreur de penser que les animaux défendent en tout temps leurs territoires par des combats à mort. C’est toujours beaucoup plus nuancé. Plus raisonnable aussi.

En général, la dissuasion et l’information suffisent. La règle principale chez les animaux semble être que la notion de territoire, avec les émotions et l’agressivité qu’elle suscite, n’est réservée qu’aux cas graves qui impactent directement la reproduction ou la survie. Chez l’homme comme chez l’animal c’est l’interaction avec les autres qui renforce l’idée de territoire et d’identité collective Et c’est par le symbole et le récit mythique que l’appropriation se fait et que la mémoire du territoire se transmet. En théorie, si l’on suit le modèle animal, le territoire suffisant pour l’homme est cet espace qui assure

la sécurité et la prospérité du groupe, ni plus, ni moins, le reste étant le domaine vital partagé. Et si cet espace ne convient plus, l’homme en change. Il devient assez facilement un explorateur, un réfugié, un nomade ou un migrant. Car à la différence de l’arbre, l’homme a deux jambes et non pas des racines. Ses seules racines sont dans son imaginaire. C’est cet imaginaire qui exacerbe les conflits entre les humains.

2. La préhistoire

La référence la plus récente en la matière est Laurence H. Keeley, Les guerres préhistoriques (2) (1996). Il est fondamental de constater que les recherches actuelles remettent en cause les guerres préhistoriques qui, même si elles ont existé, étaient rares. Émerge aujourd’hui, la notion de « frontières pacifiques ». Dans l’anthologie de S. Green et S. Perlman qui ont, dans leur ouvrage consacré aux frontières en 1985, recueilli plusieurs textes d’auteurs différents sous le titre The Archeology of Frontiers and Boundaries (Orlando, Academic Press), la guerre, les conflits et les pillages sont à peine mentionnés. Les frontières sont plus des lignes de rencontres inter-tribales que des lignes de démarcation. Les frontières englobent un ou plusieurs villages. La frontière est matériellement marquée par des palissades, des pieux, des murs en brique ; les fortifications – signe de tensions et de conflits sont très rares. La frontière a tendance à unir plus qu’à séparer et opposer.

Comme l’écrit H. Keeley dans Les guerres préhistoriques, p.272, « Des recherches anthropologiques récentes développent la thèse selon laquelle les frontières entre différents groupes culturels, économiques ou ethniques comptent parmi les lieux les plus pacifiques de la terre. Plutôt que de constituer des zones de tension et de compétition, les zones frontières (à en croire ces études) seraient des « systèmes sociaux ouverts » où l’échange de marchandises, de main-d’oeuvre, d’épouses et d’informations entre deux régimes sociaux est à l’ordre du jour. Implicitement, les anthropologues responsables de cette interprétation semblent partir du principe que ces échanges mutuellement profitables désamorcent les conflits et empêchent la guerre. Les seules exceptions admises dans ce tableau idyllique concernent les frontières communes à des États européens civilisés. Toutes les autres lignes de démarcation- qu’elles soient statiques ou mouvantes, qu’elles séparent des cultures ou des groupes de langues, des fermiers et des pilleurs, ou des nomades et des villageois- sont dépeintes comme des lieux d’échanges et de coopération. »

3. L’antiquité

En Grèce, le territoire civique de la polis (=cité) se définissait par des limites minutieuses que les inscriptions permettent de connaître. En cas de litige entre cités sur la délimitation des frontières, on recourait à des arbitres (en grec diaitètes) internationaux choisis parmi les citoyens d’une tierce cité. Les rivalités et conflits avec les cités voisines ou avec les grands états (guerres médiques entre Grecs et Perses qui se dénoueront à Marathon en 490 et Salamine en 480) mènent à l’instauration d’un réseau de forteresses et de fortins aux frontières. La thèse de Victor Davis Hanson (Le modèle occidental de la guerre, 1989, traduction française 1990) montre que la démocratie grecque a engendré la bataille rangée d’infanterie et la solidarité civique (par opposition aux États non démocratiques qui recouraient à une armée de métier et à des mercenaires).

Pour ce qui est des Romains, la seule véritable frontière est à Rome le pomerium (étymologie : post murum, ce qui est derrière le mur d’enceinte), enceinte qui marque la limite entre la zone d’exercice des pouvoirs civils (Rome intra muros) et militaire (l’Empire). Les frontières de l’Empire ne sont pas marquées. Il n’y a pas de frontière militaire mais des « marches », zones tampons où l’on érige parfois une ligne défensive comme le fameux limes d’Hadrien (Xe siècle après J.C.) en Bretagne, l’Angleterre actuelle. Notons à Rome l’existence d’une confrérie de prêtres spécialisés dans la déclaration de guerre : les frères Saliens (étymologie : salire, « sauter ») qui font des danses rituelles propitiatoires et sont chargés d’envoyer une flèche sur le territoire ennemi pour symboliser la déclaration de guerre. La différence entre les Grecs et les Romains est que les premiers créent des frontières inter-cités, c’est-à-dire inter-ethniques, alors que les Romains créent des zones tampons face à l’autre, le barbare – barbaros, celui qui bredouille et ne sait pas parler une langue humaine (hébreu Barbara, qui donnera le prénom). Ce sera le principe du limes qu’on retrouvera en Chine avec la muraille. « Chinois » en chinois se dit tchong et se symbolise par un signe qui signifie « milieu ». La Chine est l’empire du centre qui rejette comme « barbare » tout ce qui est hors champ, à la périphérie du cercle qui crée une frontière entre le civilisé et le barbare.

4. La France

Xavier de Planhol l’a souligné dans son ouvrage Géographie historique de la France (1988) : « La France est issue du partage du traité de Verdun (843). Celui-ci a maintenu soudées la plus grande partie des terres de l’ancienne Gaule. La Francie occidentale ne va pas aussi loin vers l’Est. La monarchie a longuement lutté pour trouver dans cette direction des frontières plus satisfaisantes. Des constructions politiques bâties sur la maîtrise de la mer étaient également viables : une construction à cheval sur la Manche s’est maintenue tant bien que mal durant quatre siècles, de Guillaume le Conquérant à la fin de la guerre de Cent Ans – cinq siècles même si l’on songe que Calais n’a été récupéré qu’au milieu du XVIe siècle. Dans le Midi, les comtes de Barcelone ont essayé d’étendre leur domination au Languedoc et à la Provence. La croisade des Albigeois a interrompu une expérience qui a laissé quelques traces. Rien ne faisait de Paris sa capitale naturelle :

Lyon l’a précédé dans ce rôle, et a gardé jusqu’à la fin du XVIe siècle la prééminence économique ».

Les frontières étaient tout sauf rigides. Elles étaient le plus souvent mouvantes, indéterminées et floues. De fait la frontière n’a pris que lentement l’allure que nous lui connaissons depuis le XVIIe siècle.

Elle s’est alors matérialisée aux yeux des habitants : les cartes, ignorées du Moyen âge, deviennent de plus en plus précises et quittent peu à peu les milieux érudits ou politiques pour se répandre dans le public. Sur le terrain, la frontière prend corps par suite de la multiplication de fortifications qui, sans être continues, assurent une sauvegarde efficace. On reconnaît là l’œuvre gigantesque de Vauban. La frontière apparaît ainsi de plus en plus comme une limite qui sépare deux nations, de langues, de mentalités différentes. Et la thématique des « frontières naturelles » naîtra surtout a posteriori dans l’imagination des historiens.

II. Héritage

Amérique(s)

C’est au pape Alexandre VI que l’on doit le premier grand partage du monde : le monde est divisé en deux par une ligne imaginaire qui passe à 100 lieues à l’ouest des Açores et du Cap Vert. C’est la base du traité de Tordesillas de 1493 qui est en fait plus favorable aux Portugais que la délimitation effectuée par le pape. On comprend le titre d’un chapitre du livre de Michel FOUCHER, L’invention des frontières, Paris, 1986 : L’Amérique latine : des frontières construites. Les empires ibérique et lusitanien ont ainsi découpé l’espace de l’Amérique latine mais il faut savoir qu’aujourd’hui seulement 30 % des frontières internationales reprennent des tracés antérieurs au XIXe siècle tandis que 70 % sont postérieurs aux indépendances et résultent d’ajustements menés par les nouveaux États plutôt que de l’héritage colonial. Seul le Brésil est totalement l’héritier des découpages antérieurs.

Afrique

Là, nous sommes face à des frontières qui toutes sans exception ont été décidées par des forces extérieures au continent et calquées sur la notion européenne de frontière linéaire ou de frontière naturelle ne correspondant en rien à l’histoire africaine ni aux ethnies qui peuplaient ces territoires, souvent mal connus d’ailleurs à l’époque. C’est ainsi que l’ethnie wolof – majoritaire au Sénégal

– est partagée aujourd’hui en deux états : le Sénégal francophone et la Gambie anglophone, la seule langue de communication étant le wolof ; qui plus est, la Gambie est enclavée dans le Sénégal.

Par ailleurs, il n’y avait aucune démarcation de frontière réelle sur le terrain : le résultat est qu’aujourd’hui, sur environ 80.000 km de frontières que compte le continent africain, seules 40 % sont bonnes, qu’il y ait des contestations (Sahara occidental, Erythrée) et des guerres ethniques menant à des génocides (Rwanda) sans compter une instabilité politique permanente n’est pas étonnant.

On est toujours tributaire des partages décidés à la conférence de Berlin de 1884-1885 réunie à l’initiative de Bismarck ! Le dernier avatar du « scramble » (mot anglais pour « ruée » qui a servi à désigner la course au territoire entre français, allemands et anglais) est le Somaliland qui n’existe pas mais abrite des pirates qui eux existent bel et bien…

Héritages récents

Écrivant en 2002, un ouvrage intitulé Sur la frontière, Michel Warschawski, qui milite en Israël pour une coexistence avec un état palestinien, écrivait « Le tribalisme nous aspire tout le temps, c’est là le grand piège ». C’est le tribalisme qui édifie les murs, auxquels un récent numéro de Books a consacré un dossier. Israël, Chypre (3), la frontière entre États-Unis et Mexique, Chine-Corée du Nord, Inde-

Bangladesh, Inde-Cachemire, Ceuta et Melilla, Sahara occidental, Botswana-Zimbabwe, Afrique du Sud-Zimbabwe-Lesotho, telle est l’impressionnante carte des murs que donne la revue au moment où on célèbre le vingtième anniversaire de l’effondrement du « Mur de la honte » à Berlin.

III. Les frontières actuelles et le rôle des États : stabilité ou labilité (4)?

Peut-on dépasser les frontières ?

On peut considérer que trois conceptions de la frontière coexistent, voire se chevauchent.

1. La frontière en tant que limite territoriale (anglais boundary, latin limes) qui mène rapidement à l’opposition territoriale (séparation des deux Corées, construction de murs etc.) pouvant engendrer des conflits économiques ou armés.

2. La frontière comme instrument constructiviste pour le rapprochement, la convergence, l’harmonisation, voire l’intégration dans des ensembles plus vastes. L’origine en est les synoecismes (= « habitats réunis » en grec) à l’origine du regroupement de village en entité plus importante baptisée polis (= cité) d’où le « s » final d’Athènes par exemple qui a été formée par la réunion de plusieurs villages (cf. Buda-pest). Les réunions, équivalent dans le monde de la finance à des « fusions-acquisitions », se déroulent toujours selon un schéma identique dans sa chronologie : Premier stade : intégration économique, deuxième stade : monnaie unique, troisième stade : intégration politique qui mène à l’intégration militaire

C’est le schéma de l’unité allemande avec la volonté, sous l’impulsion de l’économiste Liszt, d’un vaste marché de la « petite Allemagne » (kleine Lösung), c’est-à-dire excluant l’empire autrichien des Habsbourg, puis la création du mark et, à la faveur de la victoire sur la France en septembre 1870, la création à Versailles, dans la galerie des glaces, devant Paris assiégé, du Reich allemand le 18 janvier 1871. On voit que le cheminement de l’Union européenne, la guerre en moins, suit le même parcours depuis 1951.

1951 : CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier)

1950-58 : Union européenne des paiements : frontière monétaire

1957 : CEE

1962 : politique agricole commune

1967 : modalité de taxe sur chiffre d’affaires : frontière fiscale indirecte

1968 : tarif extérieur commun : frontière douanière

1972 : serpent monétaire européen

1979 : Système monétaire européen -  frontière monétaire (suite)

1999 : monnaie unique

Et surtout, en 1997 (Traité d’Amsterdam) l’Union européenne a promu la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice, dit « espace Schengen », entré en vigueur en 1999. Les frontières nationales dès lors ne séparent plus mais constituent des « souslimites » à un espace englobant plus grand sans qu’on soit dans un espace fédéral qui, lui, nierait les nations à la base du « puzzle » juridique et institutionnel » dont les premiers modules étaient économiques.

3. La frontière considérée comme obsolète, destinée à disparaître, en dépit des réactions et soubresauts anachroniques (les murs par exemple) dans un monde où on ne peut que difficilement empêcher les flux migratoires des hommes comme des biens, mais surtout où on ne peut plus empêcher le passage des idéologies, des cultures, de l’information. La planète est une, grâce aux moyens techniques (télégraphe/téléphone/fax/satellite/ internet) et la communication se fait fi des divisions géographiques au sol.

Institutionnellement depuis la SDN, le monde s’est rapproché, en brisant les frontières, à travers l’ONU, l’OMS, le FMI et l’impressionnante série des organisations internationales supra étatiques. L’autorité des États, voire leur vocation à l’indépendance, en a forcément souffert. Désormais, la vraie frontière qui protège n’est pas géographique mais culturelle : c’est par une vision du monde (Weltanschauung) commune, une vision de son identité et de l’avenir économique, social et culturel de ses enfants qu’une entité nationale se dessine et s’affirme. La véritable frontière est celle de la culture, au sens allemand de Kulltur, « civilisation » dans laquelle on s’incarne et qu’on veut léguer à ses enfants. Or, de tout temps la civilisation qui a gagné est celle qui s’est ouverte (empire romain, France de l’Ancien Régime comme de l’après-révolution) tandis que celle qui s’est repliée a disparu de l’histoire (Hittites, Mongols, civilisations tribales centrées sur l’ethnie). La frontière devient alors lieu de passage, de lien, de relation internationale au sens de dépassement du « piège territorial » (« the territorial trap » comme disait John Agnew en 1994 dans la Review of International Political Economy). La frontière espace social et culturel n’est plus un piège territorial mais une chance mais à une condition : que la sécurité soit assurée par une coopération internationale forte par rapport au terrorisme, au piratage en mer ou informatique…, aux conflits locaux éventuels et au dérapage dictatorial de tel ou tel état. On ne s’en approche qu’à petits pas…

 

Il faut rendre les frontières intelligentes (5) et revenir aux origines de l’humanité où les frontières ne séparaient pas mais réunissaient et étaient propices à des échanges pacifiques et non à des échanges de tirs.

Mais cela n’est possible qu’à la condition que chaque nation puisse, même au sein d’ensembles plus vastes, conserver son identité culturelle, une diversité de langues et de religions, mais cohabitant au sein d’un creuset identitaire. Le melting pot n’est pas le fourre-tout ! Le rayonnement d’une nation est à ce prix.

On répète à satiété que la démocratie, née en Grèce au VIe siècle avant Jésus-Christ, repose sur le démos, le peuple qui vote, par opposition au laos, mot plus ancien qui désigne l’ensemble du peuple, ce qui au passage permet de lier laïcité et démocratie. En fait le démos, au sens de ‘‘peuple qui vote ’’, est l’aboutissement d’une évolution sémantique. Etymologiquement rattaché à un verbe qui signifie ‘‘diviser, partager ‘‘ et dont on retrouve un équivalent en sanskrit, le démos désigne à l’origine une portion de territoire, et plus précisément avant même les poèmes homériques, une entité administrative à vocation agricole. On ne parle pas encore des gens installés sur un territoire mais du lot de terre, tant la démocratie est consubstantiellement liée au territoire. Étonnant si on songe que l’autre racine indo-européenne qui signifie ‘‘partager’’ est nem/nom, qui donne nomos, la loi, ce qui sépare le licite de l’interdit, et qu’on retrouve dans ‘‘économie, autonome’’ etc., mais qui donne aussi nomade, non point comme on le croit trop souvent ‘‘celui qui, non sédentaire, se déplace sans cesse’’, mais bien ‘‘celui qui partage’’, notamment la terre pour un laps de temps en échange par exemple de services. N’est-ce pas l’essence même du peuple peul, nomade à l’origine, aujourd’hui en partie sédentarisé ? On est fort loin des idées reçues sur les nomades, Roms, et autres gens du voyage. Le nomadisme n’a pas encore reçu les lettres de noblesse de la négritude !

A l’origine des peuples on parlait manifestement moins d’exclusion que de partage et la première chose qu’on partageait, c’était une portion de territoire. C’est là encore une des belles leçons de la Grèce.

Démocratie et partage, la leçon que nous ont léguée et Césaire et Senghor : « Nous avons voulu aider au grand projet exprimé par Pierre Teilhard de Chardin, au projet de bâtir une civilisation de l’Universel, où tous les continents, toutes les races, toutes les nations, en un mot toutes les civilisations apporteraient chacune ses valeurs irremplaçables. Et, naturellement, la Négritude ne sera pas absente au rendez-vous de ce donner et de recevoir » (Senghor, visite à l’Ecole internationale de Bordeaux, 4 mars 1980), ou encore : « Teilhard nous invite, nous Négro-africains, avec les autres peuples et races du tiersmonde, à apporter notre contribution au ‘‘rendez-vous du donner et du recevoir’’.Il nous restitue notre être et nous convie au dialogue : au plus-être » (Senghor, Liberté V, pp.12-13).

Reste enfin l’immense problème du concours nécessaire pour sauver de la faillite économique, sociale et humaine, non plus seulement le tiers-monde, mais à l’intérieur même des pays dits riches, et à l’intérieur de l’Union européenne elle-même, les pays en immense difficulté, comme la Grèce. C’est là un grave facteur de déstabilisation. À cet égard, comme pour le nuage toxique de Tchernobyl, les frontières au sol ne sont que de piètres protections et il est certain que seul un gouvernement économique européen, un jour peut-être mondial, peut empêcher de telles catastrophes, sachant que la faillite économique peut mener à des réflexes politiques dangereux (dictature, guerre, etc.).

IV. La place de l’État dans les relations internationales

Le sujet est, on s’en doute, immense et on se contentera de quelques remarques complétant les réflexions précédentes sur le concept de frontière qui définit, au sens étymologique (finis = limite, frontière, pluriel fines =, marches, territoire), le cadre territorial des états nationaux.

1. La période qui a suivi le 11 septembre 2001, « l’after eleven » comme l’appellent les Américains, a sonné le glas des utopies de tout poil qui postulaient la naissance d’un monde sans États dans une globalisation ou mondialisation politique uniformisatrice. Les frontières existent bien et les États plus que jamais. Les sommets les plus importants sont ceux qui réunissent les chefs d’état et non des organisations internationales -y compris l’Union européenne-, quand ce ne sont pas les relations bilatérales, comme les relations franco allemandes, qui font l’actualité internationale.

2. La nouveauté de l’après chute du mur de Berlin et de l’après URSS est une donne désormais essentielle des relations internationales : de même que les États démocratiques reposent sur l’état de droit interne de même les relations internationales imposent désormais un état de droit international. Remarquons au passage l’ambiguïté permanente du mot état dans la plupart des langues occidentales : on parle d’état (il faudrait un « e » majuscule), en songeant à l’Espagne,

l’Italie ou la France et on parle « d’état de droit », le mot « état » que le mot « état » est tout aussi polysémique lorsqu’on parle d’un État fédéral, comme les États-Unis, qui comprend 50… états !

La mondialisation ou globalisation ne peut reposer que sur la garantie d’un état de droit international. À Hobbes qui privilégiait la force dans les relations internationales, on préfère aujourd’hui Kant – un des premiers à avoir, dans son opuscule Vers la paix perpétuelle (1795), prôné une société des nations garantissant la paix universelle – qui prônait la primauté de droit. L’état de droit au niveau de chaque État comme au sein des relations internationales est en effet aujourd’hui considéré comme un facteur de garantie de la paix – on le voit aujourd’hui à propos de l’Iran. On retrouve l’idée kantienne « d’alliance des peuples » fédérant tous les états afin que règne la paix universelle. C’était en quelque sorte le cosmopolitisme de Diogène, inventeur du mot cosmopolite (= « citoyen du monde ») revisité. Mais sans pour autant qu’on aille vers un renoncement des États individuels à leur souveraineté et leur totale indépendance. L’ONU, L’OMC, le FMI et toutes les autres instances supranationales sont en fait des instances interétatiques qui œuvrent pour la stabilité des états sans vocation à les abolir. Le but de l’ONU est, avec cette fois plus de succès que la défunte SDN, d’éviter une guerre mondiale, le conflit nucléaire sans doute cette fois à l’échelle planétaire. Mais comme on le sait cela n’a en aucune manière empêché les conflits locaux, de la guerre de Corée à celle du Kossovo, tant il est vrai que ce que Robert Cooper a baptisé « la fracture des nations » (6) n’est pas terminé. La paix durable est peut-être globale mais non locale.

3. Le rôle des États dans les relations internationales est donc de maintenir, grâce à l’état de droit, un équilibre des relations pacifiques se substituant à l’équilibre de la terreur. Le rôle de chaque État et de la communauté internationale est de veiller à ce qui l’état de droit dans les relations internationales et les conflits locaux soit garantie.

La notion, récemment mise en exergue, de gouvernance, au sein de chaque état comme au niveau des relations internationales, est centrale. Elle seule peut garantir l’état de droit, le système démocratique et la paix.

En conclusion

La réflexion sur la réalité actuelle évolutive de la notion de frontières comme la réflexion sur la mondialisation et la nécessité de préserver l’état de droit dans les relations internationales, afin de garantir la paix, ne sauraient déboucher sur l’idée que l’État est une espèce en voie de disparition au profit d’une gouvernance planétaire gérant l’ensemble des relations internationales dont les États, réduits à de simples survivances régionales, seraient écartés. C’est de l’utopie ou du fantasme.

Par définition, les relations inter-nationales (ou inter-étatiques) présupposent l’existence de nations souveraines. Seule la dynamique des États permet la cohérence globale. Or l’État se trouve inexorablement remodelé par la globalisation. Le choix est limité : ou l’État se ferme, à l’instar de l’Union Soviétique et il s’appauvrit, se sclérose et court à la catastrophe finale, ou l’État accepte de s’ouvrir, mais dès lors il doit veiller à ce que, frontières ou pas, la circulation des biens et des personnes ne mettent pas sa souveraineté voire son existence en péril. Et de ce point de vue c’est l’identité culturelle qui est le meilleur des remparts, plus que des murs en béton hérissés de barbelés.

1. Président Gwendal ROUILLARD, député et président de l’IRIS, secrétaire général Alain HOULOU.

2. Laurence H. Keeley, Les guerres préhistoriques traduit de l’américain, Editions Perrin, 2002

3. Ouest-France, 5 novembre 2009

4. Labile, du latin labi qui signifie « glisser » (cf. lapsus), a le sens changeant, évolutif, instable - on parle en psychologie d’humeur labile

6. La fracture des nations ordre et chaos au XXIe siècle, Paris, Éditions Denoël, 2004