Logique des projets et projet de territoire, par Jean-Pierre Prod’homme
Résumé. L’auteur porte un regard critique sur la conduite de projet et en dénonce certains vices et causes d’échec. Cela peut provenir de l’origine des projets, d’une mauvaise écoute des acteurs locaux, d’une absence de cohérence entre des projets successifs. Les projets ne trouveront leur sens que s’ils correspondent au projet d’une population sur un territoire, respectant la culture locale, prenant même en compte le paysage comme révélateur du projet de territoires.
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Auteur. Jean-Pierre PROD’HOMME est directeur de la chaire de sociologie rurale de l’Ina (Institut national agronomique de Paris-Grignon). Ses travaux, tant en France qu’à l’étranger s’organisent selon deux axes : aménagement du territoire et développement régional et local ; sociologie des organisations, rôle des organisations paysannes et rurales (OPR) dans les transformations de l’agriculture et le développement des zones rurales, étudié grâce à l’animation d’un observatoire des OPR en Afrique noire francophone.
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Texte. « Il passe beaucoup de gens du Nord dans nos villages, avec des projets et des financements. Nous les écoutons et nous leur répondons ce qu’ils souhaitent entendre. Ensuite nous faisons ce qui nous paraît bon pour nous. » Ce propos, qui avait été tenu en privé, hors de son pays, par un responsable paysan camerounais, illustre bien toutes les ambiguïtés de ce mot « projet ». Dans l’ouvrage que nous avions dirigé (Deffontaines, Prod’homme, 2001), cette ambivalence du mot, dédoublé en « Projet et projets », était clairement abordée et pouvait être l’un des modes d’analyse des démarches de développement des territoires locaux. Nous avions l’intention de prospecter plus avant cette voie… Les réflexions qui suivent, largement nourries d’expériences variées, vont dans ce sens, avec cette fois une ouverture plus marquée vers les pays dits du Sud.
Partant de la confrontation de quelques situations locales, au Sud comme au Nord, nous tenterons d’en dégager les enseignements et d’appréhender les dérives possibles de la logique des projets, avant de poser quelques jalons vers des démarches permettant davantage la prise de conscience et la maîtrise d’un Projet de territoire.
Brefs regards sur des décennies de développement local
C’est probablement à l’articulation des décennies 1960-1970 que sont nées en France comme dans certains pays d’Afrique subsaharienne les premières expériences fortes de développement local, qui ont longtemps servi de référence positive pour d’autres territoires souhaitant se mettre en mouvement. Mais celles-ci, de type plutôt ascendant, étaient largement à l’écart de la norme, ici, avec les premières procédures d’aménagement rural, là, avec la mise en oeuvre de projets de développement conçus et pilotés par le Nord. Depuis les premières situations qui vont être brièvement évoquées, les formes ont certainement changé en apparence, mais peut-être moins la réalité du jeu des acteurs.
• Madagascar, fin de la décennie 1960. La France met en oeuvre, avec l’engagement financier de l’Europe, un vaste projet d’amélioration de la productivité rizicole sur une grande partie des Hauts Plateaux dans la partie centrale du pays. La structure du projet est très hiérarchisée et seuls les agents de terrain sont malgaches. Ces derniers ont pour tâche d’imposer quelques thèmes techniques simples dont le suivi (contrôlé régulièrement, avec des sanctions en cas de non application) a fait nettement progresser, en quelques années, les rendements du riz paddy. Le projet a été interrompu, suite au changement politique survenu dans ce pays. Assez rapidement les rendements ont retrouvé un niveau très bas, montrant que les techniques nouvelles n’avaient nullement été appropriées par les paysans, même pas celle, pourtant peu coûteuse, du repiquage en ligne.
• France, début des années 1970. Deux petites régions voisines, d’économie fragile, ont manifesté leur mécontentement par un vote d’opposition. Les autorités départementales décident alors l’élaboration d’un Plan d’aménagement rural (PAR), et conjointement, la réalisation d’une enquête auprès des habitants pour connaître et intégrer leurs attentes et leurs souhaits. Mais les orientations du PAR sont déjà décidées lorsque se met en place cette enquête-alibi…
• Cameroun, décennie 1980. En partie inspirées d’expériences fortes au Sénégal et au Burkina Faso, de nombreuses organisations paysannes se créent dans plusieurs provinces et s’organisent en fédérations, largement financées par des bailleurs européens et nord-américains.
Que d’investissements dispendieux et parfois inutiles, comme ces cases de passage de grand confort, construites au siège d’une fédération en zone sahélienne pour permettre la venue des représentants des bailleurs ! La plupart de ces organisations, nées dans la précipitation, se sont révélées aussi peu appropriées par les paysans que celles imposées par les sociétés de développement (coton, cacao,…), et tout s’est ensuite effondré.
• Togo, début de la décennie 1990. L’observatoire des jeunes mouvements paysans en Afrique noire francophone avait vite manifesté le gâchis humain et financier que représentaient dans le temps la succession des projets sur un territoire rural, et aussi, à un moment donné, la concurrence –ou au minimum l’ignorance- entre intervenants publics et privés, nationaux et extérieurs, sur ce même territoire. Le paysan se déterminait de son mieux dans ce maquis foisonnant de « développeurs »… Dans un canton du Togo, une démarche participative –interrompue trop tôt par les événements politiques de ce pays- avait été expérimentée, d’une part, auprès des paysans et de leurs organisations locales, d’autre part, auprès de la vingtaine d’intervenants (administrations, société de développement, ONG,…) dont la plupart apprenaient à se connaître !
• Afghanistan, début 2001. Une mission d’une ONG française est chargée de tester la possibilité de susciter dans ce pays très sinistré, parallèlement aux actions sectorielles d’urgence, une démarche de développement rural intégré, en lien étroit avec les acteurs locaux. Outre les difficultés provenant de la situation politique de l’époque, il semblait que l’une des principales contraintes les plus fortes provenait des règles budgétaires des bailleurs, plus adaptées à des actions sectorielles.
• France, milieu de la décennie 2000. Une communauté de communes du Nord-Est élabore un projet de territoire, ce qui est normalement dans l’esprit des lois Voynet et Chevènement de 1999 (Logié, 2000). Le projet, préparé par la petite administration locale de la communauté de communes, est présenté à chaque conseil municipal. Il est surtout un constat démographique et économique du territoire concerné, et recense les actions en cours ou prévues à bref délai. Cette présentation très descriptive –qui n’ouvrait pas sur un possible Projet collectif- ne fut l’objet d’aucun débat, seulement de quelques menues interventions d’usage. Intercommunalité de Projet, ou seulement intercommunalité de gestion ?
Il n’est probablement pas nécessaire de poursuivre une telle présentation relative à des situations vécues au Nord et au Sud ; les exemples sont à la fois trop connus et souvent tenus sous silence. Ainsi il paraissait évident que chacun avait de nombreuses références à l’esprit lors d’un colloque organisé à l’UNESCO en mars 2002 sur le thème : « Défaire le développement, refaire le monde ». Une gêne tacite était cependant perceptible, car les analyses critiques étaient souvent fondées sur les constats effectués lors d’interventions en tant que consultants dans le cadre de projets de développement. On peut également considérer que quotidiennement, au Sud comme au Nord, des ONG et des associations se créent pour accompagner, voire transposer, un petit projet de développement –masqué derrière un but « humanitaire »-, à l’élaboration duquel la population locale aura le plus souvent bien peu participé.
De certains vices de la logique des projets
Dans ce qui suit, il sera à nouveau beaucoup plus question du Sud, et plus particulièrement de l’Afrique subsaharienne. Mais les points soulevés lorsque l’on s’interroge sur cette logique des projets ne sont-ils pas également à prendre en considération au Nord, même s’ils se présentent sous des formes moins aiguës ou plus subtiles… ? Comme le manifestait déjà clairement le propos cité en exergue de cette note, nombre d’acteurs locaux (responsables d’organisations paysannes et rurales, élus communaux,…) sont parfaitement conscients des limites découlant de cette logique, de l’échec de beaucoup de projets, et des causes de ces échecs, ainsi que l’exprimaient en 2000 des responsables locaux maliens :
« Il y a beaucoup de traces d’ONG, mais ça n’a pas marché ».
« Il vient beaucoup de projets, mais en général ils échouent ».
« Beaucoup de projets ont échoué, car il y a un problème au niveau de leur conception. Les projets échouent en raison de la manière dont ils viennent ».
L’origine des projets
Depuis plusieurs décennies, y a-t-il eu un grand changement dans les modes d’élaboration des projets de développement ? Dans la majorité des cas, il semble que pour des projets d’envergure comme aussi pour des projets plus restreints, ce sont les experts du Nord, auxquels peuvent être associés des experts du Sud formés à la même école, qui conçoivent les projets, –et parfois conseillent les politiques-, en lien avec les bailleurs de fonds, qui peut-être détiennent le véritable pouvoir. Cela signifie que c’est ailleurs que l’on sait, que l’on juge, que l’on décide de ce qui est bon, ou non souhaitable, pour le développement de tel territoire et de telle population. Certes les formes se sont améliorées avec le temps (et encore…), mais pas forcément l’esprit.
Notons d’ailleurs que l’expert, lors de ses brèves tournées de terrain, se trouve en quelque sorte souvent conforté par l’attitude apparemment favorable à l’égard du projet et le sens de l’accueil des acteurs locaux, même si ces derniers ne se font guère d’illusion sur les résultats attendus mais espèrent cependant en retirer quelques miettes.
Quelle responsabilité pour l’expert ! Il pourrait méditer ces forts propos : « L’expert ne représente pas le citoyen, il fait partie d’une élite dont l’autorité se fonde sur la possession d’un savoir non communicable (…). L’expert ne pourra jamais dire où se situe le seuil de la tolérance humaine. C’est la personne qui le détermine, en communauté ; nul ne peut abdiquer ce droit » (Illich, 1973). Heureusement, il existe des organismes, des hommes, et des actions, qui mettent en oeuvre une autre logique, qui est moins celle des jeux du pouvoir (ENDA GRAF, 1994).
Concertation et démarche participative
Dans le questionnement ici poursuivi, le choix est fait de rester plus près des pratiques que de la théorie : il est rare d’ailleurs que le lien se fasse entre les deux, et il est parfois plus aisé de théoriser que de se remettre en question à partir des pratiques… Dans ce domaine, où l’on peut retrouver l’antinomie et le débat entre démarches descendante et ascendante du développement, il y a bien des faux-semblants. Si l’on prend l’exemple français, dès les premières procédures de développement territorial, le mot magique de « concertation » est vite apparu pour ne pas donner le sentiment d’une captation des démarches mises en œuvre par les autorités administratives ou certains élus locaux.
Mais dans les espoirs suscités au cours de la décennie 1970 par le « mouvement des pays », où nombre d’associations assez innovatrices sont nées pour induire et accompagner ce mouvement localement, nombre de leaders locaux ont acquis leur capacité d’expertise « sur le tas » ; dans la décennie suivante ils ont pu goûter aux charmes du suffrage universel en devenant élus locaux, ayant tendance à inverser, à leur insu peut-être, le sens de la démarche. Que dire alors de la démarche participative ? Ne serait-elle pas une nouvelle utopie, le moyen plus raffiné, et plus imaginatif que la multiplication des commissions de l’ancienne concertation, de faire accepter un projet dans lequel les acteurs locaux, ou certains, auront un peu plus de place pour s’exprimer ? Des exemples très localisés en France, ou plus volontiers en Amérique latine sous la forme de ce que l’on a appelé la « participation populaire », le cas assez exemplaire de la gestion participative à Porto Alegre : tout cela ouvre le champ du possible. Il n’en reste pas moins que cette démarche est très exigeante humainement au niveau de chaque acteur et en termes de rapports de pouvoir équilibrés entre la pluralité d’acteurs impliqués. Alors il peut être plus confortable, et plus rapide, de continuer à jouer les rôles classiques attendus des différents types d’acteur, sans rejeter, espérons-le, l’utopie dans les désirs cachés d’une société…
La durée et les modes de financement
Lors d’une rencontre récente (début 2008) d’un groupe d’ONG avec l’un des principaux organismes français de financement à propos de l’Afghanistan, il est noté ceci : « Il semble que les arguments des associations n’aient pas tous été entendus. Un des points critiques soulevés pendant la réunion concernait le problème des financements non adaptés aux besoins et aux phases de projet (…) ». Relativement aux pays du Sud, nous retiendrons essentiellement deux aspects. En ce qui concerne tout d’abord la durée du financement des projets, bien que ceci ne soit que très discrètement exprimé, on considère volontiers que trois, voire quatre années, sont insuffisantes pour accompagner un processus de développement dans la durée, d’autant qu’avec les aléas de la vie politique et économique, les promesses de renouvellement faites au départ ont une fiabilité incertaine. À moins d’engager au galop ce processus et de brûler en quelque sorte les étapes, ces quelques années sont bien courtes pour un début d’appropriation du projet dans le territoire, pour former les responsables locaux et assurer une large information, enfin pour mener les actions prévues et les infléchir en tenant compte des premières leçons de l’action.
Mais même s’il y a poursuite des financements sur plusieurs périodes, il peut se produire des divergences profondes (et incomprises localement) dans les démarches suivies par les chefs de projet successifs ; il peut même arriver que dans sa continuité apparente le projet change de nom et de sigle, à l’initiative des experts et décideurs du Nord, alors que la dénomination précédente commençait à peine à être appropriée par la population locale. Heureusement, des contre-exemples existent, souvent discrètement, qui montrent ce qu’on peut espérer d’une démarche souple, soucieuse de la formation des acteurs locaux, et ceci dans la longue durée. Et pour mémoire, il convient de rappeler les freins au développement provenant probablement des règles budgétaires, et aussi de la tendance spontanée à mettre en œuvre des actions sectorielles qu’il est difficile d’inscrire dans une démarche globale et coordonnée de développement. Ceci est encore plus complexe lorsqu’il y a pluralité d’intervenants. Par ailleurs il y a cette tendance de certains bailleurs à préférer financer des projets de grande envergure, souvent dans les domaines des infrastructures et des équipements collectifs, là où prospéraient dans une époque pas si lointaine les « éléphants blancs »…
Dans les deux cas, les mobiles sous-jacents de tels modes opératoires ne tiennent-ils pas, d’une part, au confort dû à une moindre complexité des projets, d’autre part, à une connaissance insuffisante du vécu de chaque territoire, du fonctionnement des groupes familiaux paysans, de la complexité aussi des systèmes d’acteurs et des rapports de pouvoir ?
Une certaine bureaucratisation du développement
Ce risque peut déjà résulter de ce qui vient d’être dit, mais aussi des contraintes possibles, –diverses selon les bailleurs et peut-être la nature des projets-, des règles comptables, ainsi que de la lourdeur de certains modes de suivi-évaluation et de bilan final d’un projet. Dans le premier cas, il est possible d’évoquer, non sans humour, le refus d’une facture relative à un « pot » qui clôturait sur le terrain une session de formation de paysans, et qui fut assimilée au paiement d’un cocktail ! Dans le second cas, il ne s’agit pas de nier l’importance de contrôles et surtout la nécessité d’évaluer l’action afin de pouvoir corriger les dysfonctionnements : ceci est probablement utile pour que le bailleur puisse vérifier le bon usage des fonds alloués. Mais que de pages écrites et que de rapports que si peu de personnes vont lire, alors que leur rédaction a nécessité du temps au détriment d’une présence accrue sur le terrain, là où se jouent en permanence les dynamiques du développement !
Par contre, dans l’esprit de la démarche participative ci-dessus évoquée, une forme inventive d’évaluation avec les acteurs locaux peut contribuer à l’autoformation de ceux-ci ; bien sûr ceci se pratique. Mais c’est infiniment plus exigeant pour les responsables d’un projet, et les effets ne peuvent s’appréhender que dans la durée.
Les synergies souhaitables du développement
Enfin il y a lieu d’évoquer le gâchis qui peut être parfois généré par la relative incohérence de la succession des projets sur un même territoire, due à la diversité des intervenants, de leurs priorités, de leurs démarches, de leurs intérêts peut-être, et aussi d’un manque d’écoute des acteurs locaux. Il est manifeste également que le mot développement, et la réalité qu’il recouvre, a perdu une grande part de la « magie » qu’il pouvait exercer il y a quelques décennies. Celui-ci s’exerce aujourd’hui loin des idéologies effondrées et des systèmes de valeurs qui cherchaient, plus ou moins adroitement, à lui donner du sens. Au fil du temps, le développement est devenu une « chose » convoitée par les créateurs d’ONG et de bureaux d’étude, lesquels doivent faire vivre leurs salariés, et donc répondre aux appels d’offres, faire face à la concurrence, etc. Certaines des règles du monde de l’entreprise s’appliquent aussi à ce domaine, hormis la possibilité d’y faire des profits éhontés, tout juste parfois quelques menus détournements.
Comme ce fut évoqué dans l’un des exemples, le gâchis peut provenir également de la diversité des intervenants sur un territoire à un moment donné, plus en situation de concurrence, ainsi qu’on vient de le voir, que de complémentarité. Au début des années 1990, la coopération française avait organisé à Conakry un séminaire sur la politique agricole et l’organisation des producteurs ; à la séance inaugurale, le premier rang de sièges réservés aux responsables des bailleurs des autres pays est resté vide… De même qu’en France la période effervescente du développement local, avant une certaine institutionnalisation, était marquée par de fortes synergies entre les trois principaux types d’acteurs locaux (élus, associatifs, et professionnels), il est plus que souhaitable que les progrès réalisés dans la coordination des bailleurs de fonds se poursuivent et trouve aussi leur concrétisation jusqu’au niveau des intervenants sur le terrain. À ce sujet, il y a lieu d’espérer qu’un jour pas trop lointain, ce soit les acteurs locaux ou leurs représentants qui aient le pouvoir et l’autorité de fait pour susciter de telles synergies.
Vers une démarche de projet de territoire
En tout, et particulièrement dans le domaine du développement, « le développement de tout l’homme et de tous les hommes », il y a lieu de se garder du bricolage, même et surtout quand celui-ci paraît bien intentionné, maquillé sous les atours d’un engagement humanitaire.
C’est ainsi que de petites ONG et des individuels, apparemment généreux mais sans professionnalisme, pullulent dans certains pays et certaines régions, sans finalement beaucoup de respect pour les cultures et les aspirations locales. Mais nous avons vu précédemment que les « professionnels » des projets de développement, des concepteurs et des bailleurs à ceux qui mettent en œuvre ces projets –même si le risque est moindre-, ne sont pas nécessairement préoccupés de ce respect pour les cultures locales.
En effet il résulte de tout ce qui précède que les projets (de développement, d’aménagement,…) sont des actions conçues le plus souvent de l’extérieur, voire de l’étranger –même si une « participation » locale est parfois souhaitée-, accompagnées de moyens provenant également de l’extérieur, se déroulant sur une période de temps limitée, et s’insérant rarement dans une perspective d’ensemble.
Par rapport à l’aspect plus factuel des projets, la notion de projet peut paraître plus floue, quelque peu insaisissable, car sa « lecture » ne peut se faire que dans la durée, de l’histoire au devenir qu’une population construit dans l’aujourd’hui. En ce sens, le Projet peut être appréhendé comme le mouvement de la vie, la volonté collective d’une population plurielle vivant au quotidien sur son territoire et inventant l’avenir, en fonction des ressources disponibles, mais aussi et surtout à partir des valeurs et aspirations partagées, non sans de possibles conflits.
Ces valeurs et aspirations sont d’ailleurs, avec les rituels collectifs, les éventuels « parlers maternels », des éléments constitutifs essentiels d’une « culture de territoire », que l’on peut considérer, au Nord comme au Sud, comme l’un des fondements d’une démarche de développement.
Ceci paraît utilement illustré par ce texte présenté en poster lors d’une réunion il y a quelques années par les membres d’organisations paysannes en Afrique subsaharienne : « Le développement est un chemin par lequel une communauté de personnes change, décide de son changement, et oriente elle-même ce changement ».
Il est alors intéressant de se référer à des sociologues qui, il y a quelques décennies, ont abordé ces questions, soit en termes de changement social (Rocher, 1970), soit même de projet : « Le projet est conçu comme le choix et l’harmonisation des moyens pour réaliser les aspirations et les buts du sujet (individu, groupe, société). Le projet est intermédiaire entre l’intention et le plan » (Chombart de Lauwe, 1975). Le même auteur poursuit peu après en évoquant l’individu, mais on peut penser que ce n’est pas très différent au niveau collectif : « Pour un individu dans un groupe ou dans une société, le projet consiste en un compromis permanent entre, d’un côté, ses aspirations, ses intérêts, les systèmes de représentations et de valeurs auxquels il se réfère, et, de l’autre, les moyens dont il dispose, les structures sociales dont il est dépendant, la manipulation dont il est l’objet, les possibilités de changement qui lui permettront de modifier sa situation ».
De la prise de conscience du projet à la construction de l’avenir
Sur des registres différents, mais avec des liens évidents d’interdépendance, nous voulons ici évoquer trois points importants, dont chacun pourrait être illustré dans l’observation de démarches fortes de développement, au Nord comme au Sud ; nous en évoquerons seulement quelques-unes.
Premièrement, à l’origine et dans l’accompagnement de ces démarches, il y a souvent la présence localement d’un leader, que l’on qualifie volontiers de « charismatique » : ceci paraît essentiel à la cristallisation à un moment donné d’une étape du Projet implicite d’une population sur un territoire donné, sans que la présence du leader soit un gage de durabilité. À ce stade de démarrage, son rôle est important ; beaucoup projettent sur lui des désirs qu’ils ne savent par eux-mêmes transformer en réalité ; ils s’identifient peu ou prou à la personne du leader. Pour Guy Rocher, le rôle du leader va consister à « éveiller », « rendre conscients », à « faire avancer », etc. Un grand leader rural burkinabé exprimait ainsi ce rôle (Ouedraogo, 1995) : « Un bon responsable, c’est quelqu’un qui est capable de gérer des groupes de personnes (…) et qui est capable de partager ce qu’il a, ce qu’il est et ce qu’il sait.(…) C’est aussi quelqu’un qui sait parler le langage des paysans et qui connaît le pays, ses traditions, sa culture. »
Les principales expériences du mouvement des pays en France dans les années 1970-1980, celles que l’on allait voir, venant de loin, pour s’inspirer de la démarche, avaient généralement été initiées par un leader local quelque peu prophétique, ou qui pouvait être considéré comme tel, une sorte de (ré) inventeur du pays, sachant convaincre, séduire, réunir une équipe autour de lui, faire partager sa vision du Projet de territoire ; il avait cette capacité de réveiller et/ou de susciter le sentiment d’appartenance au territoire. Un phénomène de même nature avait été observé dans un gros bourg de Basse-Casamance, Oussouye, où l’identification au leader local de l’association Ufulal était telle qu’à l’extérieur du groupement on appelait les membres « les Bénédict », prénom de ce leader. Conscient de cette forme de déviation et des risques pour la démarche vécue, le leader a abandonné ses responsabilités pour rendre plus « autonome » le groupement par rapport à lui et son charisme ; ce fut insuffisant, alors il a décidé de quitter le bourg…
Le deuxième point, qui transparaît déjà dans les lignes qui précèdent, est relatif au fait que le Projet de territoire, loin de renier la culture locale qui aurait été jugée passéiste, y trouve au contraire un fondement pour imaginer concrètement l’avenir. Là aussi les exemples ne manquent pas : en France, avec ce qui fut la floraison des écomusées, valorisant souvent les savoir-faire locaux, la redécouverte des « produits de terroir » et parfois leur rôle emblématique comme dans le Beaufortain et d’autres lieux ; en Afrique subsaharienne, avec l’exemple des groupements Naam au Burkina Faso, ou à nouveau le cas du groupement Ufulal, mot diola signifiant « sortons du bois sacré », non pour le renier, mais pour créer l’avenir ; enfin il y aurait bien d’autres démarches à évoquer dans le monde, et nous ne citerons que celles, encore timides mais prometteuses peut-être, de communautés mapuche au sud du Chili, dont la cosmovision semble encore très vivante, possible frein dans la construction du Projet vers l’avenir, mais aussi élément fort d’identité, alors que leur reconnaissance par l’État chilien est faible et rend fragile la situation de ce peuple.
Troisième aspect d’une approche qui ne vise nullement l’exhaustivité : il concerne l’importance du paysage comme l’un des révélateurs possibles du Projet de territoire, dans son histoire vivante. Ce thème avait été évoqué lors d’un dernier échange avec J.-P. Deffontaines en mai 2006, notamment le fait que l’on puisse considérer le paysage comme l’une des résultantes des choix et de l’action des générations passées. « L’espace est tout d’abord porteur des projets successifs des hommes qui se le sont approprié et qui l’ont tour à tour transformé. La lecture d’un paysage, rural ou urbain, décèle ces transformations (…) » (Prod’homme, 1985). Là aussi les exemples sont multiples, depuis la réapparition des anciennes terrasses cultivées de la montagne corse après un incendie de maquis, jusqu’au décryptage des phases successives d’urbanisation d’un vieux bourg rural devenu ville de grande périphérie d’une métropole comme Paris. Ajoutons, en nous inspirant du sociologue rural P. Rambaud, que le territoire local, quel qu’il soit, donne une légitimité aux groupements humains qui vivent sur ce territoire et qui s’identifient à lui : d’où les résistances possibles à des projets totalement venus de l’extérieur et dont l’ampleur ou la nature sont vécues localement comme susceptibles de défigurer le paysage et de trahir le territoire, mais à l’inverse l’ensemble de potentialités et d’atouts de développement que celui-ci représente, en combinant les dimensions humaines et culturelles, environnementales, économiques, et aussi historiques.
En brève conclusion, bien que certains propos ci-dessus pourraient dégager une vision pessimiste de nombreuses pratiques de l’aménagement et du développement, due notamment aux possibles vices cachés de leur « logique » et souvent aussi aux rapports de pouvoir et aux conflits d’intérêt entre les acteurs, les projets ne sont pas pour autant à rejeter… Les projets trouveront leur sens et leur utilité s’ils sont conçus et réalisés dans la mouvance du Projet d’une population sur un territoire, Projet qu’ils vont contribuer à faire progresser, pour le mieux-être de cette population. « Le territoire se révèle être bien plus qu’un support des activités et des initiatives mais un facteur et un levier du développement » (Deffontaines, 2001).